Tuesday, December 5, 2006

Appendix: D'UNE LETTRE DE GUY GIRARD A BRUNO JACOBS DU GROUPE SURREALISTE DE STOCKHOLM

Cependant, sur le fond même du texte, et sur sa forme je persiste dans ma
rude critique. Bien sûr, je ne suis pas en Suède et ne puis mesurer par
rapport à quel abîme d'incompréhension vous vous trouvez placés, pourtant
je ne pense pas que ce genre de déclaration catégorique – je disais
catéchisme, et cela ressemble à des articles fait pour être appris par
coeur dans une impensable école de formation surréaliste – soit digne
d'intérêt. Car avec un tel texte, à qui parlez-vous, à des poètes inconnus
ou à des épigones? Le surréalisme ne s'apprend pas point par point selon un
quelconque code, mais il se reconnait et l'on se reconnait dans sa
complexité en devenir, et sans doute par le sensible et d'imprévisibles
mouvements d'exaltation, d'imagination et de révolte qui font se dire que
c'est par là que ça se passe, et que là sont les amis avec qui l'on désire
partager et inventer quelque chose d'autre, c'est le surréalisme, une déjà
longue histoire certes, et des légendes, qui ont leur force justement parce
qu'elles ne peuvent se réduire à cet arrêt sur image/sur idéologie qui me
parait être le plus grave défaut de votre texte.
Ce n'est donc pas une bonne lanterne que vous allumez là. Trop simpliste en
effet, au risque de faire fuir les gens véritablement intéressés et
intéressants qui, je les imagine selon les surréalistes que je connais,
n'auraient surtout pas envie de voir un tel esprit enfermé dans un corps de
doctrine écrit apparemment par souci pratique de donner des réponses et non
par désir de poser des questions. Et j'avoue que l'idée d'imaginer ce texte
publié et diffusé de surcroit sur internet m'agace terriblement: s'imaginer
logé à si peu inventive enseigne!
D'autant plus que de çi de là, il y a des points sur lesquels je suis en
désaccord. Croyez-vous vraiment que, point I., l'idéologie bourgeoise
condamne, méprise (contempt) la pensée humaine et son pouvoir d'invention?
Le moindre documentaire TV sur les prestiges de la science par exemple,
dira le contraire, au nom justement de cet anthopocentrisme mi-idéaliste,
mi-matérialiste qui s'estime être le plus performant rejeton de la «pensée
humaine», en cette fin de siècle à Wall Street et partout ailleurs qui lui
ressemble.
Point IV. Je dirais «éthique» plutôt que moralisme. Problème de traduction
sans doute, mais l'éthique implique une réflexion, une conscience de soi et
de ses rapports à l'autre, perfectible; tandis que par morale je n'entend
que soumission à des lois, et donc reconnaissance de la légitimité des
tribunaux et des polices.
L'égo individualiste: quoiqu'il en paraisse à travers le «moi» aliéné des
citoyens consammateurs, la question de l'individu, du moi comme du sujet,
de sa formation et de son devenir ne se traite pas ainsi en deux phrases.
Que l'on se reporte plutôt à Stirner comme à Freud pour s'interroger tout
d'abord ce qui constitue le sujet, son aliénation et sa possible libération
au travers de l'enrichissement des rapports avec l'inconscient comme avec
une collectivité librement choisie dont en effet l'esquisse peut être cette
du groupe surréaliste. En cette époque propice à toutes les psychoses et
états «borderline», je pense qu'il faut affirmer que rien d'utopique ne
peut se construire qu'a partir de l'Unique, qui me paraît être la négation
créatrice de l'homme unidimensionel.
Un scientisme critique? Si bien sûr un plus large intérêt parmi nous est
souhaitable envers le domaine scientifique et ses alentours dits
para-sciences, je n'attends rien d'un quelconque scientisme, critique ou
non, dans la mesure ou en tant qu'idéologie de la science, le scientisme
s'estime seul à détenir les clés de la connaissance, par un usage
d'ailleurs aux antipodes d'un véritable projet émancipateur.
Point V.: Désolé, mais les surréalistes se sont beaucoup occupés d'art, et
s'en occupent encore beaucoup, puisque – toute critique sur le rôle de
l'artiste et de l'art comme marchandise étant toujours à remettre à jour –
le domaine de l'art est d'évidence domaine d'invention et de réalisation
(symbolique si vous voulez) du sensible. Je parle bien sûr de ce qui de
civilisation en civilisation, jusqu'à notre utopie se réalise comme art
magique. Ce n'est pas parce que l'art contemporain officiel est l'ignominie
que l'on sait, c'est à dire un instrument hélàs bien rôdé de censure du
sensible et des enjeux libérateurs et poétiques du sensible que nous allons
abandonner dans sa totalité l'expression artistique véritablement créatrice
à une critique iconoclaste qui développe un refoulement de l'imaginaire au
profit d'une hypertrophie de la raison critique, l'échec des situationistes
pouvant à cet égard nous servir de leçon.
Enfin je m'arrête au point VI (car il me manque la dernière page de votre
texte!) Attention aux glissades de mots: le surréalisme n'est pas la
tradition surréaliste, (laquelle n'a aucun sens s'il n'est précisé qu'elle
se fonde sur une série de ruptures) qui n'est pas un répertoire de thèmes
maintenant classiques (horreur!) à décliner selon l'humeur ou le programme
du jour. Il ne s'agit pas de thèmes (l'amour: un thème!) mais de ce qui
oriente la vie, qui fait tenir, réponse formulable ou non, face à l'envie
de se flinguer. Et vous en parler, l'air détaché, comme d'une collection de
manies intellectuelles, à peine plus conceptuelles que les techniques
qu'elles appelleraient inévitablement pour mieux noircir du papier! C'est
avant tout cela qui me gêne dans votre long [mot illisible], c'est en
apparence – car je ne doute pas que vous l'ayez en vous – le manque de
passion, la froideur clinique poussée sous le joug de l'agit-prop, à parler
si doctrinement de ce qui nous bouleverse, et qui bouleverse ceux à qui
nous choisissons de parler.
Car tu me dis que la rédaction, pendant de longs mois, fut parmi vous
l'occasion de débats passionnés, mais pour aboutir à ce compromis
apostoliqué. N'y aurait-il plutôt moyen, selon une écriture plus vivante,
d'exposer ce qui fait vivre votre groupe, autrement la puissance poétique
de poser des questions, plutôt que la mince certitude de faire se
trémousser une charrue idéologique?
(...)
Guy Girard 6 juillet 1999

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